Avec Jean-Paul Deremble, le vitrail de saint Eustache s’est animé comme un film, un film dans lequel les rebondissements étaient nombreux jusqu’à la fin de l’histoire. Montage, cadrage, rythme, rôles, rapports entre scènes secondaires et scènes principales : tous ces aspects du vitrail narratif médiéval montraient beaucoup d’analogies avec certains aspects du cinéma ou de la bande dessinée.
Une étude entièrement nouvelle de cet ensemble exceptionnel (41 récits et 30 scènes en moyenne pour chaque vitrail, soit plus de 1200 tableaux) que sont les verrières basses de Chartres est le fruit du travail de Jean-Paul Deremble et de Colette Manhès.
« … Il n’y a pas de vitrail isolé : tout vitrail fait écho à un autre vitrail : tout vitrail parle d’abord à un autre vitrail. Ainsi la question des marges, des bordures, de l’ornemental, souvent isolée par les spécialistes, alors qu’il s’agit là d’éléments essentiels, qui assurent à l’écriture sur verre sa dynamique interne, sa fluidité et sa circularité, en un mot son plein fonctionnement …
… Il n’y a pas de vitrail sans public. Il faut chercher à cerner ce public, à étudier comment il s’inscrit dans cet « espace scénique », défini par le vitrail. »
À propos de la verrière de saint Eustache :
Sur le plan narratif, le génie consiste en l’opposition de l’essentiel et du secondaire : les compartiments carrés, posés sur la pointe, forment avec les grands médaillons latéraux, que cernent des barlotières courbes, le cœur du récit ; de part et d’autre de plus petits médaillons développent les circonstances, les causes, les moyens : ils lient l’action, l’étoffent, la complètent. L’artiste déploie là une étonnante dextérité littéraire.
Le récit s’ouvre sur une splendide partie de chasse. Placide, à cheval, dans l’axe de la verrière, les rênes à la main, sonne du cor. Devant lui des cerfs fuient, traqués par des chiens, tandis que derrière, un compagnon, monté sur un cheval au galop, arme son arc et s’apprête à viser. De part et d’autre, les petits médaillons, d’une parfaite symétrie, montrent dans la forêt les piqueurs qui guident la meute avec leurs bâtons et la trompe…
…Le thème de la chasse permet au contraire une exploitation à la fois poétique, mystique, et spirituelle que les maîtres chartrains n’ont pas manqué de développer. Il y a le bonheur d’un tableau décoratif qui s’épanouit ici avec une grâce particulière. Il y a surtout celui des sens multiples où la symbolique médiévale s’affirme…
… Le cerf sur son rocher parle à Placide. Une croix éclatante brille entre ses bois. C’est le schéma des Actes des Apôtres, qui, comme tout récit de conversion, sert de modèle au retournement de Placide. « Il faisait route et approchait de Damas, quand soudain une lumière venue du ciel l’enveloppa de sa clarté. Tombant à terre, il entendit une voix qui lui disait : « Saül, Saül, pourquoi me persécutes-tu? » Le Christ, dans l’aventure de Placide, parle par l’intermédiaire d’un animal, comme dans l’épisode de l’ânesse de Balaam, rapporté au chapitre 22 du Livre des Nombres…
Les images se succèdent, fidèles à la légende, comme un roman animé de rebondissements, de suspenses, de sentiments, où la peur, la méchanceté, le désarroi, la joie s’expriment tour à tour, étrange et sublime triomphe du romanesque dans un cadre officiel sacré…
…Le nouveau succès que connaît la légende au début du XIIIe siècle, et qui culmine en 1223 lorsqu’on procède à la translation des reliques dans une nouvelle châsse, est peut- être dû aussi à l’essor d’une exégèse qui prend plaisir à déchiffrer sous l’histoire d’Eustache plusieurs sens spirituels : le sens allégorique montre en
Eustache l’anti-type de Job, le sens moral incite à la patience devant les souffrances, le sens anagogique est révélé par l’épisode de la réunion de la famille et la préservation des corps après le martyre. Ce sont là des thèmes exemplaires qui ont pu servir de support à maint sermon…
… La nouvelle renommée que font les vitraux à saint Eustache en ce début du XIIIe siècle est en grande partie due à l’émergence d’une spiritualité moderne : celle du laïc, de l’homme marié, en proie aux tribulations du siècle, de l’exilé, du méprisé. Affirmation timide, puisque le héros de l’histoire n’est jamais gratifié d’un nimbe, magistrale pourtant par l’ampleur et la magnificence des images, d’un nouveau profil de sainteté, tel celui que les ordres mendiants vont commencer de promouvoir…