La cathédrale de Chartres a la chance d’avoir conservé de l’époque romane des éléments importants d’une grande originalité : la crypte, le massif occidental et quatre somptueuses verrières.
L’église de Fulbert
La construction romane de l’évêque Fulbert comprenait une église basse, une vaste nef sans transept, longue de 105 mètres, couverte d’une charpente. On peut imaginer son ampleur à partir de la cathédrale actuelle puisque la largeur de l’édifice roman conditionne celle de la nouvelle construction.
De la basilique romane reste la crypte, qui date donc des années 1020, et sur laquelle a été posée la cathédrale gothique. Destinée à canaliser la dévotion des pèlerins, elle a une forme remarquable : c’est un immense couloir qui dans sa partie orientale s’incurve en hémicycle pour permettre de tourner autour du lieu saint. Cet anneau dessert trois profondes chapelles. L’originalité de cette crypte est de ne pas comporter de salle centrale : il s’agit d’un grand axe de circulation adapté aux longues processions des pèlerins venus se recueillir auprès de la relique de la Vierge et de l’effigie de Notre-Dame-sous-Terre.
Le massif occidental
Au moment où Suger édifie pour l’abbatiale de Saint-Denis une solennelle entrée à trois portails, il était tentant à Chartres de donner à la cathédrale une introduction aussi grandiose. Les dates exactes (vraisemblablement avant 1150), les étapes de construction et la fonction de ce massif occidental ont fait couler beaucoup d’encre et les historiens n’ont pas trouvé jusqu’à maintenant de véritable consensus sur ces questions, sinon que l’ensemble n’a sans doute pas été conçu de manière homogène dès le départ.
Quoiqu’il en soit, cette magnifique façade fut une innovation remarquable en son temps, avec ses deux tours enserrant un triple portail sculpté. Leur fière allure donne à la cathédrale de Fulbert une solennité nouvelle. Elles annoncent de loin aux pèlerins venus par la plaine de Beauce la silhouette dominante de la cathédrale. Entre ces deux hauts clochers, des salles servaient d’espace d’accueil pour les foules qui s’y rassemblaient avant de commencer les processions : les tours en effet sont reliées aux galeries souterraines de la crypte. Ce massif avait donc à la fois la fonction de porter au loin le son des cloches, de solenniser l’entrée dans l’église, de donner un point de départ aux liturgies des pèlerinage, et en même temps d’afficher par les sculptures les grands principes de la foi : on y célèbre les mystères du Christ vraiment homme et vraiment Dieu, son Incarnation, son Ascension, son Retour glorieux.
Sous cet exposé du triple mystère chrétien, les ébrasements des portes sont ornés des personnages de l’Ancien Testament, rois, prophètes et patriarches qui annoncent la venue du Christ. Il s’agit d’une vaste vision rassemblant dans un même programme l’Ancien et le Nouveau Testament, l’Ancien supportant le Nouveau. La figuration s’adapte à ce message de complémentarité des deux alliances : étirés en longueur jusqu’à épouser les formes des colonnes, les précurseurs du Christ forment le soubassement de la foi. Les statues sont taillées dans le même bloc de pierre que les colonnes : elles font corps avec l’architecture, selon un principe qui va se généraliser en Île-de-France gothique. Leur allongement contribue à leur conférer une présence surnaturelle. Par la stylisation des plis, la rigidité des attitudes, la grandeur austère des visages, l’adaptation parfaite des personnes à leur cadre, ces statues-colonnes appartiennent clairement au style roman du milieu du XIIe siècle. Pourtant déjà la calme sérénité des figures amorce l’apaisement de l’humanisme gothique.
Une frise de chapiteaux déroule la vie du Christ, présentée comme une histoire vécue : l’histoire animée de son humanité balance la majesté des grandes figures qui trônent aux tympans. Ces tympans exposent les trois grands moments du mystère du Salut. Au centre, règne le Christ de la fin des temps, tel qu’il est décrit dans la vision de l’Apocalypse, trônant entre les quatre Vivants, symboles des évangélistes : l’homme de Matthieu et l’aigle de Jean, le lion de Marc et le taureau de Luc. Sur le linteau, les apôtres sont associés à la vision d’éternité, tandis que, aux voussures, les anges et les vingt-quatre vieillards de l’Apocalypse acclament.
Au tympan de droite, Marie, assise entre deux anges, figure en trône de la Sagesse, telle la Majesté romane de Fulbert. La grandeur de l’Incarnation est exaltée par les scènes de l’Enfance du Christ (Annonciation, Visitation, Nativité, Annonce aux bergers, Présentation au Temple), représentées sur deux registres. Dès la naissance, la Passion est annoncée : debout sur l’autel où il est présenté, le Christ participe déjà à son futur sacrifice. Tout autour de cette sagesse divine se déploie sur les voussures l’exposé de la sagesse humaine. Les arts libéraux y sont répartis, comme dans l’Antiquité, en deux groupes : le trivium associe l’allégorie de la dialectique au portrait d’Aristote, la rhétorique à celui de Cicéron, la grammaire à Donat. Le quadrivium rapproche l’arithmétique de Boèce, la géométrie d’Euclide, l’astronomie de Ptolémée, et la musique de Pythagore.
Au tympan de gauche, l’Ascension et la Descente de l’Esprit sont entourées des travaux des mois et des signes du zodiaque, marques du temps quotidien et de la participation du travail humain à la Rédemption. Aux douze apôtres font écho les douze mois de l’année, aux quatre saisons les quatre évangélistes, sachant qu’au centre le Christ rassemble le cosmos, le cycle du temps, les travaux des hommes.
Les vitraux romans
La verrière la plus célèbre de Chartres est la Vierge romane disposée dans une fenêtre du déambulatoire sud. Peinte au milieu du XIIe siècle, elle a été placée là après l’incendie de 1194. Sa situation actuelle, près du sanctuaire, a sans doute été longuement mûrie selon la spiritualité qui fait de la Vierge la “Porte du ciel”.
En 1906, le verrier Gaudin restaure les drapés de la robe de la Vierge et remplace sa tête. Il lui confère alors cette inclinaison qui lui donne une douceur peu conforme à l’époque romane, où l’on privilégiait, pour ces Majestés, une attitude strictement hiératique. Les artistes romans avaient choisi, pour cette Vierge monumentale, qui reprenait le motif de la statue reliquaire que Fulbert avait fait sculpter, un verre d’un bleu très pâle, éclairci de nombreuses bulles d’air, qui lui donne une luminosité céleste.
Les trois autres verrières romanes sont celles de la façade occidentale. Malgré les restaurations qu’elles ont subies, elles sont un des témoignages majeurs du vitrail roman en France. On y retrouve les éléments caractéristiques de l’esthétique du milieu du XIIe siècle: structuration de la fenêtre en panneaux orthogonaux, larges bordures ornementales, fermeté des traits de peinture, expression simplifiée en gestes codifiés, attitudes hiératiques, verres épais…
Elles sont consacrées au Christ, tout en convergeant, au sommet de la verrière centrale, sur une Majesté de la Vierge, autre réplique de la Vierge de Fulbert. Le bleu domine largement dans l’Arbre de Jessé, plus pâle, comme pour mieux décrire la promesse lointaine de la venue du Christ. La Passion au contraire est enflammée de teintes chaudes et denses, tandis qu’au centre la Vie du Christ concilie ces deux tendances chromatiques dans un équilibre très sûr.
Le soir, la lumière chaude du soleil couchant réveille ces accords et permet aux couleurs de se charger d’une partie du discours spirituel.