Le vitrail chartrain, un patrimoine exceptionnel
Plusieurs questions fusent à la lecture de ces vitraux: qui a conçu ces images, quelles relations les concepteurs entretenaient-ils avec les mécènes et avec les artistes, peut-on identifier ces artistes, à qui tout cela était-il destiné, qui était capable de déchiffrer des images si complexes…? Au terme de notre enquête, bien des réponses resteront à l’état d’hypothèses, faute de documents susceptibles de les muer en certitudes. Néanmoins, forts de ce qu’on sait par ailleurs du fonctionnement de la société et de la création artistique médiévale, et en s’appuyant sur les indices apportés par les vitraux eux-mêmes, on peut esquisser des pistes de réponses.
Quand ces vitraux ont-ils été réalisés?
Les vitraux de la cathédrale sont loin de former un tout homogène et chaque époque, depuis l’art roman, y a laissé sa marque. Pourtant l’impression dominante que ressent, à juste titre, le visiteur, reste celle d’une très grande cohérence tant les vitraux posés lors de la construction gothique, au premier quart du XIIIe siècle, s’imposent par leur nombre et leur harmonie chromatique.
Les plus anciens datent du milieu du XIIe siècle: ce sont les trois verrières de la façade occidentale et la Belle-Verrière située dans le déambulatoire nord. Ces quatre fenêtres, qui appartenaient à l’ancienne cathédrale romane, gardent l’esthétique propre aux vitraux romans: dominante christologique de l’iconographie, structuration de la fenêtre en superposition de panneaux orthogonaux, larges bordures ornementales, dureté des traits de grisaille, expression simplifiée en gestes codifiés, attitudes hiératiques, compositions régulées par des tracés géométriques puissants, verres épais, teinte pâle du bleu…
La très grande majorité des autres vitraux datent du premier quart du XIIIe siècle. Par rapport à la création romane, une véritable révolution s’opère, tant sur le plan iconographique, où l’on voit soudain une irruption de motifs hagiographiques, que sur le plan technique et stylistique: les dessins géométriques des fers forgés à la forme des panneaux deviennent plus complexes, l’épaisseur des verres est réduite, les valeurs chromatiques s’intensifient, le souci de l’ornementation s’atténue, laissant la place à l’efficacité de la narration, les traits de peinture s’assouplissent, la description des attitudes se fait plus expressive…
Mais ce grand chantier gothique lui-même n’est pas complètement homogène. Il s’effectue en plusieurs étapes, au fur et à mesure de l’avancement de la reconstruction de l’édifice et des événements socio-politiques qui rythment le chantier. Après l’incendie de 1194, il a fallu compter le temps de la démolition et de l’avancée de la construction pour envisager de poser la vitrerie, c’est-à-dire une dizaine d’années. L’étude dendrochronologique effectuée en 1990 a confirmé ce qu’on pressentait jusque là, à savoir que les travaux sont allés d’ouest en est, commençant par la nef, terminée vers 1200, et continuant par le choeur, vers 1210. Les verrières basses de la nef semblent donc avoir été réalisées autour des années 1200-1205, celles du déambulatoire et des chapelles rayonnantes autour des années 1210-1215, les fenêtres hautes du choeur entre 1215 et 1221, date de l’installation des chanoines dans le choeur. Le chantier se poursuit ensuite avec les verrières hautes du transept, en commençant par celles du bras méridional, qui datent probablement des années 1226 -1230, puis celles de la façade nord, qu’on peut sans doute situer vers les années 1230-1235.
Cette chronologie vraisemblable se fonde sur les apports convergents de l’étude des étapes de la construction, des indices biographiques et nécrologiques concernant les donateurs, des renseignements donnés par l’histoire économique et sociale de Chartres, du témoignage d’écrits contemporains de l’édification de la cathédrale, dont celui de l’historiographe de Philippe Auguste, Guillaume le Breton, enfin de l’analyse stylistique de la peinture, qu’on doit à Claudine Lautier.
Que vit la société de cette époque?
Si ces questions de chronologie relative sont importantes pour mieux percevoir le caractère et l’évolution des styles, elles permettent surtout de croiser les images des vitraux avec le portrait de la société de ce premier tiers de XIIIème siècle. Cette société est traversée par des conflits, des émergences de personnalités, des mutations culturelles et religieuses qui ne manquent pas de s’exprimer à travers l’iconographie des verrières.
Concernant l’histoire locale, il faut évoquer deux personnalités majeures qui, par leur envergure et leur fonction, ont déterminé les choix des images. Le premier est Renaud de Mouçon, évêque de Chartres jusqu’à sa mort en 1217. Il a, par sa fonction, nécessairement joué un rôle majeur dans la construction: fils de Renaud II, comte de Bar, et d’Agnès de Champagne, il a pour oncle l’archevêque Guillaume-aux-Blanches-Mains, qui a été évêque de Chartres en 1164, et pour tante Adèle de Champagne, mère de Philippe Auguste. C’est donc un homme politique lié au sommet du pouvoir. Il participe aux grands événements qui marquent son temps: il part à la croisade en Terre Sainte, s’engage dans la lutte contre les albigeois, participe au quatrième concile de Latran en 1215. C’est aussi un homme d’une honnêteté contestée: le pape Innocent III lui refuse le droit d’accorder des prébendes tant son comportement simoniaque est jugé scandaleux. La cathédrale qu’il fait construire est pour lui l’occasion de redresser cette image et de briller par son mécénat, d’autant qu’il succède à des évêques prestigieux, dont Jean de Salisbury et Pierre de Celle, penseurs de grande envergure, qui ont largement contribué à la gloire de l’épiscopat chartrain. Ces éléments biographiques permettent d’éclairer sous un jour particulier certaines prises de parti qu’on peut lire à travers les vitraux.
L’autre personnalité déterminante est le chancelier du chapitre de Chartres, Pierre de Roissy, qui prend cette charge sans doute dès 1204, et en tout cas jusque vers 1211. Prédicateur célèbre, connu pour ses discours sur la prostitution, il s’intéresse de très près à la valeur symbolique de l’architecture religieuse et laisse une longue étude sur ce sujet dans son « Manuele de mysteriis ecclesiae ». Il rédige aussi d’importants commentaires bibliques: l’un sur le Cantique des Cantiques, l’autre sur le Livre de Job, qui montrent son intérêt par rapport à l’exégèse des textes sacrés.
Sur le plan d’une politique plus large, on peut évoquer deux grands événements considérables qui traversent cette période:
- D’abord la quatrième croisade (1204), avec l’effervescence socio-politique et les mouvements de personnes et d’argent qu’elle entraîne. Cette croisade est l’occasion de larges butins de reliques qui viennent enrichir le trésor chartrain et donc infléchir les cultes et les images qui leur sont associées. Elle permet aussi des prises de conscience artistique et la réactivation de cultes d’origine plus spécifiquement orientale. Le monde de ce temps est aussi bouleversé par l’appel à la croisade contre les Albigeois en 1208, à laquelle beaucoup de personnalités chartraines participent. Ce mouvement dit hérétique entraîne en retour une réactivation de la vigilance de l’Eglise face à toute déviance doctrinale. Il s’agit en particulier d’éviter la spiritualisation de l’image du Christ et de la Vierge, le mépris de l’Eglise et de sa hiérarchie, la méfiance par rapport aux images, le refus des sacrements du baptême et du mariage, la tendance à un certain dualisme.
- Autre secousse, locale celle-ci, lorsque, en 1210, une émeute violente ébranle la ville. L’incendie atteint le chantier en cours, la répression est sévère et Philippe Auguste est obligé d’intervenir. Cet événement traumatisant a laissé des traces repérables dans l’iconographie des vitraux: l’évêque et les chanoines resserrent leurs solidarités, réaffirment leur puissance.
Sur le plan religieux, il faut replacer la création des vitraux dans le contexte du nouveau souci pastoral dont le pape Innocent III se fait le champion. Il s’agit de répondre aux aspirations de dévotion des laïcs, de rénover l’éducation et les moeurs des prêtres, de réactiver la pratique sacramentelle, de perfectionner la rhétorique de la prédication. La vogue des vies de saints concourt à cette mutation pastorale car ces légendes servent d’exemples dans les sermons.
Les thèmes de la lutte contre les hérésies, de la mobilisation contre ceux qui contesteraient le pouvoir de l’Eglise, de la nécessaire mais complexe alliance du temporel et du spirituel, du culte des reliques pour canaliser les énergies et les dévotions, de la réforme de l’Eglise, sont autant de préoccupations majeures en ces années: elles guident les choix iconographiques.
L’époque de la construction est aussi un temps de mutation sociale et culturelle de grande envergure.
L’essor des villes entraîne l’émergence d’une classe de bourgeois et d’artisans avec lesquels il faut compter. La classe aristocratique quant à elle prend davantage conscience de ses solidarités: pour a première fois dans l’art on voit s’afficher à Chartres les signes héraldiques par lesquels cette caste exprime sa distinction. Longtemps dominée par la mystique austère du monde des moines et de leur implantation paysanne, la société féodale laisse davantage parler l’idéal chevaleresque et ses plaisirs, -chasse, faits héroïques, amour courtois, littérature romanesque. Il n’est pas impropre de qualifier d’humaniste le mouvement qui, au tournant des années 1200, prend de plus en plus en compte ses différents tissus humains et sociaux. La figuration des vies de saints, véritables romans en images, est l’occasion de laisser affleurer cette nouvelle sensibilité: on donne à ces hommes et à ces femmes, qui ont vécu parfois plusieurs siècles auparavant, des attitudes et des vêtements, des gestes et des activités qui pourraient être ceux des contemporains. A travers ces récits, c’est l’émergence d’une nouvelle littérature romanesque qui s’affirme en même temps et qui devient le miroir de la vie quotidienne.