Les vitraux sont-ils ordonnés selon une certaine logique?
L’idée ne va pas de soi. Au début du siècle dernier, le chanoine Delaporte, dans sa monographie fondamentale sur Chartres, davantage préoccupé par le rapport des images aux lectures liturgiques, avait éludé la question de l’organisation d’ensemble des fenêtres, supposant que les artisans donateurs avaient une certaine liberté dans le choix des sujets. A sa suite, les autres chercheurs ont globalement évacué la question d’un programme iconographique, pariant pour un dispositif relativement aléatoire des thèmes dans la cathédrale et une pression forte des donateurs. Récemment Claudine Lautier a montré quant à elle combien le choix de certains thèmes pouvait être lié aux reliques conservées dans la cathédrale, les vitraux permettant en quelque sorte de dérouler la vie de ceux qu’on donne à vénérer et dont les reliques restaient cachées. Mais le fait de noter la coïncidence entre certains autels et la mise en images des vies de saints auxquels ces autels étaient dédiés laisse entière la question de la cohérence d’ensemble du dispositif de dévotion: pourquoi saint Jean à côté de Marie Madeleine, pourquoi Noé en face de saint Jean, et comment expliquer le sens et la place des verrières qu’aucun culte de reliques ne soutient (dont le Zodiaque, ou les Paraboles…)?
Nier l’existence d’un programme théologique, c’est risquer de se mettre totalement en marge du contexte intellectuel et artistique du Moyen Age. Les vitraux, comme les autres oeuvres d’art de ce temps, sont le fruit d’une création collective d’origine cléricale: les instigateurs en sont l’évêque et les chanoines. Les chanoines chartrains sont, on l’a dit, riches et puissants. Ils ont surtout une culture immense, fruit de méditations quotidiennes, et héritage d’une très longue tradition d’homélies quotidiennes. Chartres, plus qu’ailleurs, avait été un vrai foyer de réflexion théologique, même si, comme l’a montré Richard William Southern, ce qu’on a appelé l’Ecole de Chartres n’a pas eu l’importance que lui avait reconnue jadis l’abbé Clerval. Elle a connu des penseurs qui ont laissé des noms importants (dont, au siècle précédent Fulbert, bien sûr), et des évêques de grande envergure: citons Jean de Salisbury, auteur d’un important traité de théologie politique, le « Polycraticus » et Pierre de Celle. Ce dernier, évêque à Chartres de 1181 à 1183, élève d’Abélard et de Guillaume de Conches, ami de saint Bernard, a laissé d’intéressantes homélies: ainsi ses réflexions sur la symbolique du pain (« De panibus »), sur l’Assomption de la Vierge (« In Assumptione »), sur la Passion (« De Passione Domini »), sur Marie Madeleine (« In Festo S. Mariae Magdalenae »)…, autant de thématiques dont on peut vérifier les résonances dans l’iconographie des vitraux.
Y avait-il un lien entre ce genre d’écrits et les vitraux? Il est clair que oui, puisque les uns et les autres parlent de la même chose et que ce sont les mêmes hommes qui en parlent. Il est clair néanmoins que nous n’avons gardé aucun texte susceptible de donner intégralement la clef du programme des vitraux. Mais, dans ces milieux de chanoines et d’évêques érudits au sein desquels la commande prenait forme, la connaissance des écrits des Pères de l’Eglise était profonde, générale, et les réflexes d’interprétation immédiats. Il ne faut pas oublier que la pratique liturgique de ce temps implique des lectures quotidiennes aux offices, des sermons, des commentaires, en bref un « bain » intellectuel dans lequel chaque jour les homélies reprennent les exégèses des anciens, les complètent, les méditent: nous sommes loin de pouvoir imaginer une telle fermentation. Quelle était la teneur de ces homélies quotidiennes? Selon une tradition exégétique immuable, on voyait partout des allusions symboliques, on expliquait l’Evangile par l’Ancien Testament, les vies de saints par leur rapprochement avec la vie du Christ… On cherchait inlassablement à tisser des liens entre les personnages de la Bible et les héros des légendes hagiographiques, des correspondances entre les événements du passé et du présent, on cherchait à déchiffrer les clefs de l’harmonie du programme divin en imaginant partout des effets d’écho, de miroir.
Dans ce contexte, comment imaginer que les chanoines, aient, dans la grande entreprise qui mobilise toute leur énergie et toutes leurs finances,- la construction de la cathédrale-, soudain oublié tout ce qui les constituait, toute cette réflexion et cette culture, pour laisser les artisans, bouchers ou poissonniers, décider de l’iconographie des vitraux, alors que précisément leur fierté, l’objet des rivalités entre diocèses voisins, résidaient dans la réussite de ce grand projet? Le fait que notre culture contemporaine nous ait profondément éloignés de ces modes de pensée symbolique et religieuse ne doit pas nous faire oublier la réalité historique. Alors que chacun aujourd’hui est prêt à reconnaître aux penseurs du Moyen Age un esprit de finesse sans limite, il semble plus difficile de reconnaître à ces mêmes hommes la capacité à construire un programme en images élaboré. Sans doute parce que notre époque, qu’on dit pourtant civilisation de l’image, a du mal à reconnaître à l’art une capacité à délivrer un message intellectuel fort. Elle a aussi du mal à imaginer que le monde médiéval, qu’on se figure obscur, ait pu créer des oeuvres qui nous soient devenues hermétiques: faute d’avoir les clefs pour entrer dans leur univers, on préfère penser qu’ils disposaient leurs images au hasard du bon vouloir des corporations. Pourtant il faut bien en venir à deux constats qui contredisent ces tendances: à savoir que le langage de l’image peut délivrer un message érudit, et que le temps médiéval est porteur d’une culture millénaire d’une immense richesse. A n’en pas douter, les théologiens médiévaux étaient capables de déployer autant d’ingéniosité spéculative dans les images que pour tel traité de théologie.
Certes il est dangereux de rechercher des correspondances trop immédiates entre une démarche intellectuelle et une démarche artistique, surtout quand aucun témoignage explicite ne vient confirmer les coïncidences pressenties. Souvent les sources manquent, notamment quand il s’agit de thèmes hagiographiques rares, et l’interprétation en est condamnée à rester alors dans l’ordre de l’hypothèse. Il est difficile pourtant de ne pas tenter de s’immiscer à l’intérieur du contexte théologique dans laquelle sont nés les vitraux. La complexité et les contradictions de cette pensée déjouent souvent l’analyse et peuvent jeter l’interprète dans la perplexité d’avenues herméneutiques infinies: il faut en accepter les risques, tout en gardant en mémoire que les images médiévales sont toujours pour fonction de refléter l’ordonnance de la Jérusalem céleste dont la cathédrale est l’écho.
Les chanoines ont donc vraisemblablement voulu écrire, par les vitraux, un grand livre de théologie. Avec quoi et comment l’ont-ils écrite? Ils bénéficient, d’une part, l’héritage d’une très longue tradition de l’ornementation des églises. Dans cette tradition, deux éléments sont fondamentaux:
- le fait d’opposer le nord et le sud comme les deux faces, de gloire et de croix, du mystère chrétien
- le fait de disposer dans l’axe une des affirmations majeures du Christianisme: l’Incarnation (une Vierge à l’enfant), la Crucifixion ou la Majesté glorieuse du Christ.
Par ailleurs, pour faire de ce gigantesque déploiement d’images un soutien à la liturgie quotidienne, ils peuvent le transformer en vaste Livre d’Heures, ce livre de prières qui permet aux laïcs de rythmer leur vie avec des lectures quotidiennes éclairées par la vie du saint dont on fête l’anniversaire. Il leur faut donc sélectionner ces vies de saints, ceux dont les chanoines veulent rehausser le culte, donc de préférence ceux dont ils gardent les reliques, de manière à transformer les murs en pierreries pour cet immense reliquaire qu’est la cathédrale. Mais ce lien aux reliques n’est pas systématique: il n’est qu’une des composantes de la sélection, sachant que parmi les autres composantes il y a le désir de s’adresser, par leurs patronages, aux chevaliers comme aux rois, aux pèlerins comme aux bourgeois, intégrer les saints des origines comme ceux de l’actualité pour dessiner le tableau complet de l’histoire du salut. Il leur faut surtout les disposer de telle sorte qu’ensemble tous ces joyaux construisent un discours intelligible, avec des réseaux de significations semblables à ceux que ces mêmes chanoines tissent lorsqu’ils écrivent leurs homélies.
Le message des bas-côtés de la nef
Le livre qu’ils rédigent là a une introduction et une conclusion:
- la première verrière occidentale de la nef, au nord, est consacrée à la Genèse.
- la dernière, au sud, à l’Apocalypse.
Les chanoines reprennent donc le principe traditionnel de l’opposition nord/sud: ils exposent dans le bas-côté méridional les signes du Nouveau Testament, de la Résurrection, de la Vierge, dans le bas-côté septentrional ceux de l’Ancien Testament, de la Passion, du Christ.
Le collatéral nord de la nef conduit en effet à la Passion (baie 51) à travers des héros qui préfigurent le Christ: deux, Noé et Joseph, sont choisis dans l’Ancien Testament, les deux qui traditionnellement préfigurent le plus immédiatement le projet de la Rédemption, l’un, Lubin, dans la vie locale chartraine, les deux autres, Eustache et Nicolas, sont des saints universels, l’un, martyr, cher à l’aristocratie, l’autre, confesseur, vénéré des masses populaires.
Noé (baie 47), le premier juste sauvé, l’inventeur de la vigne par quoi sera possible le mémorial eucharistique de la Passion, apparaît comme le chef de file du peuple de Dieu, celui à partir de qui l’Eglise, figurée par l’arche, inaugure l’histoire du Salut
Saint Lubin (baie 45) quant à lui est à l’origine de l’histoire locale chartraine, dont il est considéré comme le fondateur. Il est le modèle de l’évêque, garant du sacrement eucharistique. La tradition le compare aussi à Daniel qui, par sa vie de moine ascétique, symbolise la voie de la consécration à Dieu
Saint Eustache (baie 43) est décrit par ses biographes comme un nouveau Job, patient dans les épreuves. Il est le héros des nobles qui voient en lui le patron des chasseurs, le modèle des hommes mariés qui vivent plongés au coeur du monde. Sa vocation au martyre est signifiée par la croix, apparue dans les bois du cerf qu’il chassait.
L’association de ces trois figures situe les choix chartrains dans le sillage de la prophétie d’Ezéchiel 14, 14: « Si un pays péchait contre moi… et qu’il y eût, dans ce pays, ces trois hommes Noé, Daniel et Job, ces hommes sauveraient leur vie grâce à leur justice ». Cette phrase a été longuement commentée par Grégoire le Grand dans ses « Moralia in Job » : ces trois repères de l’Ancien Testament lui servent de figures emblématiques lorsqu’il décrit la société partagée entre ceux qui la dirigent (Noé), ceux qui prient (Daniel) et ceux qui vivent dans le monde (Job).
Joseph (baie 41) est l’innocent trahi par ses frères, préfigure par excellence du Christ.
Saint Nicolas (baie 39) est le père des petits et des pauvres, le dispensateur du pain qui sauve. Les commentateurs du Moyen Age le comparaient précisément aux patriarches Noé et Joseph. Pierre de Celle, dans l’homélie qu’il écrit pour le jour de sa fête, en fait le modèle de celui qui jeûne dans l’attente de la Pâque et du Retour du Christ.
L’ensemble des ces histoires conduit à l’énoncé de la Passion, dont le vitrail rehaussait un très ancien autel du Crucifix.
En face du Christ, Rédempteur par la croix, se trouve Marie qui sauve par ses miracles (baie 38). C’est un parallélisme très classique. C’était devenu une règle dans tous les programmes byzantins de placer de part et d’autre de l’entrée du choeur une icone de la Vierge face à celle du Christ.
En face de Noé (baie 47), instaurateur de la première alliance après le Déluge, saint Jean l’Evangéliste (baie 48), qui inaugure la Nouvelle Alliance par sa station au pied de la croix. En saint Jean se dit traditionnellement l’espérance en la vie éternelle (il attend, selon la légende, la Résurrection en priant dans son tombeau). C’est ce message de résurrection et de vie éternelle dont est investie la figure de Marie Madeleine (baie 46), elle qui est témoin de la résurrection de Lazare et annonciatrice de la résurrection du Christ.
La question de la vie éternelle est celle que posent les Pharisiens au Christ (Lc, 10, 26: « Maître, que dois-je faire pour avoir en partage la vie éternelle? »): il y répond par la Parabole du Samaritain (baie 44). Cette Parabole illustre l’histoire de l’humanité lorsque, descendant de Jérusalem (la vie éternelle), l’homme s’avance vers Jéricho (la vie terrestre). La Parabole est éclairée dans le vitrail, comme dans les exégèses patristique, par le récit de la Genèse, qui introduit dans ce cycle la question du Mal par le péché d’Adam et Eve.
La fenêtre suivante file la trame de ce discours sur la Rédemption: la vie éternelle, la Vierge y accède avant tous par l’Assomption (baie 42), qui fait écho à celle de saint Jean. Marie, nouvelle Eve, est couronnée par le Christ, couronne qui récompense sa lutte contre le péché. A cette vie éternelle, elle entraîne à sa suite toute l’humanité marquée par le péché, selon l’exemple qu’en donne le Miracle de Théophile (baie 38).
Les thèmes de la nef sont donc soudés par des liens théologiques forts. Ils s’appellent l’un l’autre, par deux ou par trois, en fonction d’associations familières aux Pères de l’Eglise. C’est une habitude bien connue en matière d’hagiographie, les légendes étant souvent regroupées par affinités spirituelles. De même dans la cathédrale on associe deux ou plusieurs récits en fonction de ressemblances établies par la tradition. Il faut accepter de se laisser mener par ce cheminement de proche en proche, avec des parentés qui nous restent souvent mystérieuses car notre connaissance des homélies de ce temps est lacunaire. Ces homélies commentaient les vies de saints non comme des légendes mais comme des exemples qui éclairent l’histoire du Salut. Très vite au cours du commentaire, les sermons oublient le caractère anecdotique de la légende, si toutefois ils l’évoquent, pour glisser vers l’analyse spirituelle, et, sous leur plume, ces légendes, dépouillées alors de presque tout contenu narratif, servent de prétexte à un retour à l’Ecriture qui les enveloppe, leur sert de titre et d’outil herméneutique: le lien, qui peut sembler aujourd’hui parfois surfait, établi par les prédications entre la lecture liturgique du jour et la vie du saint, remodèle radicalement la figure hagiographique. Il faut donc lire ces vies de saints comme le faisaient les théologiens du Moyen Age, comme des jalons d’une vaste histoire de la Rédemption.
Le message du pourtour du choeur
Dans une deuxième étape, à partir de 1210, les travaux se continuent dans le choeur. Le programme général en est différent, sans doute parce que l’horizon socio-politique est plus complexe, marqué par les conséquences de la quatrième croisade de 1204, par le combat contre les hérésies albigeoises de 1208, par les émeutes sociales de 1210, par l’arrivée du nouveau chancelier Pierre de Roissy, par la préparation du quatrième concile de Latran de 1215. Les thèmes font moins appel aux sources de l’Ecriture sainte et sont davantage déterminés par l’idée de donner par la disposition des vitraux une certaine vision de l’Eglise. On représente cette Eglise enfantée par la Vierge et rendue vivante par les trois grandes catégories de saints qui la constituent: les apôtres, les martyrs et les confesseurs. On y insiste sur sa mission de représenter le Christ par les sacrements, en particulier l’eucharistie, sur sa nécessaire organisation politique alliant le temporel et le spirituel, sur sa mission de combattre contre le mal sous toutes les formes qu’on lui voit à cette époque, en particulier l’hérésie albigeoise, sur l’exaltation de l’idéal du martyre proposé comme modèle aux combattants des croisades, enfin sur l’origine de son pouvoir enraciné dans la garde des reliques de tous les saints: d’où le souci de faire de tout ce pourtour du choeur une ceinture de lumière autour des nouvelles reliques réparties sur l’autel principal et les autels des chapelles.
Les parties droites du choeur
Les fenêtres des parties droites du choeur ont souffert: il ne reste du programme initial que trois couples de verrières. Au sud se succèdent les baies consacrées à saint Antoine et saint Paul ermite (baie 30 b), Notre-Dame de la Belle-Verrière (baie 30 a), la Vie de la Vierge (baie 28 b), le Zodiaque (baie 28a).
L’espace du sanctuaire s’ouvre donc avec saint Antoine (baie 30b), ascète oriental qui symbolise l’état monastique, dont il est considéré comme le fondateur. Il est aussi l’emblème de la lutte contre le mal par les tentations vaincues. Il est enfin une figure eucharistique (au désert il se nourrit avec l’ermite Paul du pain envoyé du ciel).
A ses côtés la Belle-Verrière (baie 30a) met en scène une image qui synthétise les grands mystères chrétiens: Marie est figurée en tant que nouvelle Arche d’Alliance permettant l’Incarnation, mais aussi en tant qu’Eglise perpétuant la mission royale et sacerdotale du Christ. Cette démonstration se continue dans la même verrière par la figure eucharistique que sont les Noces de Cana, et par la Rédemption grâce à la victoire sur le mal qu’évoquent les Tentations au désert. Ces deux verrières complémentaires sont unies par la rose qui les surmonte, et qui, elle aussi, est dominée par le thème eucharistique, dans la mesure où la Vierge allaitante était considérée comme la figure symbolique du Christ donnant son sang. Le fait que cette double baie remplisse, à l’entrée du choeur, un rôle de synthèse théologique n’est guère étonnant: la Belle-Verrière expose la relique du voile de la Vierge qui faisait la gloire de Chartres. Il est normal qu’autour de cette image se noue un tissu très serré de significations théologiques: elle donne une des clefs du programme d’ensemble, sur la théologie de l’Eglise et de la Rédemption et le rôle qu’y joue la figure réelle et symbolique de la Vierge.
Après ce moment de contemplation mariale, on déploie la Vie de la Vierge (baie 28b). C’est traditionnellement l’occasion d’une méditation sur l’Incarnation et sur l’Immaculée Conception: si Dieu peut s’incarner en l’homme, c’est que l’humanité lui réserve une part d’absolue sainteté, où le mal n’a pas de prise.
Le temps humain peut alors se dérouler selon le cycle des mois, la prière des hommes être rythmée par le calendrier liturgique, et leur travail, auquel on été condamnés Adam et Eve, prendre une part active au plan du Salut. Telle est la signification de la fenêtre consacrée aux signes zodiacaux dans leur correspondance avec les Travaux des mois (baie 28a): elle est essentielle car elle donne le sens de lecture des vitraux qu’elle donne à lire comme un Livre d’Heures, l’iconographie du calendrier étant une des caractéristiques propres à ces livres liturgiques.
Au nord, face à la Vierge à l’Enfant et au fondateur de la vie monastique, on positionne l’autre pilier sur lequel repose la définition de l’Eglise: la fonction épiscopale. Elle est représentée par deux évêques, gardiens du sanctuaire et de l’orthodoxie de la foi: saint Germain d’Auxerre (baie 29b) et saint Nicolas (baie 29a), verrières offertes par des clercs montrés en prière devant la Vierge, réplique de la Vierge à l’Enfant de la Belle-Verrière. La thématique de la lutte contre le démon y est très insistante: l’évêque est celui qui garantit le peuple chrétien contre le mal. Coïncidence? Ce mal prend la forme d’une attaque du démon contre la cathédrale et contre la maison épiscopale qu’il cherche à incendier: or en 1210 cette attaque était la réalité historique…
Le message des chapelles rayonnantes
Au centre du livre en images, à la « tête » de l’Eglise, c’est-à-dire dans l’axe de la chapelle absidiale, on positionne en général le message essentiel, traditionnellement réservé au Christ ou à la Vierge. Plus qu’une tradition, il s’agit presque d’une règle. Or la chapelle axiale est ici consacrée au fondement apostolique de l’Eglise: construite autour du vitrail de la vocation des Apôtres (baie 0), elle rassemble les vies des apôtres saint Simon et saint Jude (baie 1), saint André (baie 2) et saint Paul (baie 4). La fenêtre symétrique de celle de saint Paul, à l’entrée de la chapelle, a été décorée à la deuxième moitié du XIIIème siècle par une grisaille. Le plan d’origine prévoyait peut-être là une vie de saint Pierre, dont l’absence dans la cathédrale serait étonnante. Saint Jacques le Majeur n’a pas pu trouver place dans cette chapelle, mais il est aux côtés de saint Simon et de saint Jude et achève le cercle des apôtres (baie 5).
Comment comprendre cette place inattendue conférée au corps apostolique? La réponse se trouve sans doute dans le renouveau de l’ecclésiologie qui s’affirme à cette époque, en particulier sous l’impulsion du pape Innocent III, penseur de grande envergure à qui on doit, selon les mots du père Chenu, un « éveil apostolique sensationnel”. Si, pendant tout un temps, les figures majeures du christianisme étaient les martyrs et les moines, on met désormais en avant les apôtres et leurs successeurs, évêques qui structurent la hiérarchie ecclésiale. Au fur et à mesure en effet que le pouvoir des évêques grandit dans cette société plus urbanisée, on met davantage en valeur leur mission spirituelle à la tête de la Chrétienté. Les écrits se multiplient sur ce sujet. Ainsi Pierre de Celle, dans son « De Apostolis », laisse une réflexion importante sur le rôle déterminant des compagnons du Christ, destinés à partager sa royauté puisqu’ils ont partagé sa vie de souffrance. Le pape Innocent III, qui cherche à réformer le gouvernement de l’Eglise et à grandir le rôle de sa hiérarchie, rédige à son tour un « De Apostolis »: les Apôtres y sont décrits comme les amis du Christ au sens johannique du terme, les dépositaires du mystère, les invités à la table messianique. On leur doit l’honneur le plus grand, explique-t-il, car ils ont la responsabilité des sacrements, le pouvoir de pardonner et la gloire de siéger aux côtés du Fils de l’Homme lors du Jugement dernier. La disposition remarquable du vitrail des Apôtres en un lieu traditionnellement consacré aux majestés du Christ ou de la Vierge est à Chartres le signe de l’intégration de cette nouvelle ecclésiologie promue par Innocent III: successeurs des Apôtres, le pape et les évêques y sont clairement établis à la tête de l’Eglise, et, vicaires du Christ, se substituent à lui dans le dispositif iconographique.
Les Apôtres ont une mission essentielle: répandre dans le monde la foi chrétienne. Comme on pourra le vérifier, les verrières des chapelles rayonnantes sont unies par ce thème commun de la lutte pour l’orthodoxie de la foi. En ce temps où l’Eglise contemporaine est monopolisée par le combat contre l’hérésie albigeoise, on réactive cette mission des évêques héritiers des apôtres qui est de lutter contre toutes les déviances doctrinales, les tentations de la magie au lieu du pouvoir des miracles, le refus des sacrements et de l’autorité de la hiérarchie.
Parfaitement symétriques de chaque côté de la chapelle des Apôtres, Charlemagne (baie 7) et Constantin, dont l’histoire est racontée à travers celle de Silvestre (baie 8). Le collège apostolique se voit ainsi épaulé par les deux grands empereurs qui soutiennent la chrétienté: Constantin, qui a donné naissance à l’Etat chrétien, Charlemagne qui, par son oeuvre de « renovatio », l’a fait renaître, selon ce qu’en disent les historiographes contemporains. Ainsi la vision ecclésiologique de la chapelle axiale se double-t-elle d’une réflexion politique, l’Eglise étant en ce temps intrinsèquement liée au pouvoir monarchique: le programme de la cathédrale rappelle, en ce point névralgique, l’indéfectible alliance du temporel et du spirituel. Le parallélisme entre les deux empereurs fondateurs est traditionnel et répond à l’inlassable comparaison (Charlemagne est appelé « Novus Constantinus ») qui naît dès le temps carolingien. La réactivation des relations rivales à l’Orient à la suite de la quatrième croisade a pu jouer dans le choix de ce sujet, qui permet de récupérer dans l’Eglise d’Occident la figure fondatrice de l’empereur de Constantinople. Par ailleurs son image était attaquée en ces temps d’hérésies: pour les Albigeois en effet, le début de la corruption de l’Eglise date de la donation de Constantin. Il est donc légitime que les chartrains aient eu à coeur de rappeler son autorité en faisant de lui le pilier de l’Eglise.
Quant à Charlemagne, sa place est aussi appelée par celle de saint Jacques (baie 5) à qui elle fait tout naturellement suite de par les liens qu’entretiennent leurs deux histoires. Après son martyre en effet, saint Jacques, dont le corps est transporté par ses disciples en Galice, est oublié, raconte le Pseudo-Turpin, « jusqu’aux temps du bienheureux Charlemagne »: c’est Charlemagne qui libère le tombeau de l’apôtre.
La chapelle rayonnante méridionale continue ce discours d’ecclésiologie politique. Elle montre en effet comment le Credo qui soude l’Eglise s’est construit grâce aux grandes figures monarchiques du passé et de l’histoire contemporaine. La verrière consacrée à Clovis à travers saint Remi et sainte Clotilde (baie 12) reprend l’idée de l’Occident héritier de l’empire chrétien de Constantin: Clovis comme Charlemagne est traditionnellement appelé « novus Constantinus », Charlemagne étant aussi considéré au Moyen Age comme le « nouveau Clovis ». Comme sainte Clotilde avait consacré sa vie à la conversion du roi Remi, de même sainte Catherine a eu la mission de la conversion d’un couple royal: la fenêtre qui lui est consacrée ainsi qu’à sainte Marguerite (baie 16) est symétrique de celle de Clovis. Pour clore cette série politique, on trouve enfin Thomas Becket (baie 18). Son histoire récente met en scène Louis VII, dont on oppose l’attitude constructive envers l’Eglise à celle de l’ennemi Henri II Plantagenêt.
L’iconographie de cette chapelle dite des Confesseurs met donc en images une certaine idée du rôle des rois dans la marche de la Chrétienté et de l’alliance politique entre ce qu’on appelle le Regnum et le Sacerdotum, le pouvoir temporel et le pouvoir sacerdotal, sujet brûlant d’actualité. La fenêtre d’axe est dédiée à saint Nicolas (baie 14), qui a reçu l’hommage de deux autres baies (39 et 29a). Il faut d’abord s’interroger sur les raisons possibles de ces doublons. Nous l’avons vu, les vitraux hagiographiques ont moins pour fonctions de raconter une histoire que de rappeler la place théologique des saints dans ce qu’il est convenu d’appeler « l’économie du salut ». Or chaque saint peut avoir, évidemment, plusieurs dimensions théologiques. Dans la nef, l’image de Nicolas est utilisée en tant que précurseur de la Passion, les prédicateurs faisant de lui l’exemple du jeûne dans l’attente de la Pâque. Dans la travée droite du choeur, au nord, Nicolas est le symbole de l’évêque protégeant le peuple contre le mal. Le voici ici dans sa fonction de chef de file des Confesseurs, ceux à qui l’Eglise reconnaît un rôle déterminant dans la construction de la foi. La tradition fait naître saint Nicolas à l’époque de Constantin et lui donne un rôle décisif dans la définition de la Trinité au Concile de Nicée: il est le garant du Credo trinitaire. Il s’agit certes d’une légende, mais ce qui importe ici est bien la relecture qui est faite de cette figure au Moyen Age et la place que les théologiens lui accordent dans la géographie du salut. En faisant graviter saint Remi et Clovis, sainte Catherine, saint Thomas Becket et Louis VII autour de Nicolas on montre qu’ensemble ces rois occidentaux, héritiers de Constantin, ont contribué à bâtir un monde chrétien dans la droite ligne du fondateur dont ils se réclament.
La légende voisine de celle de saint Silvestre, celle qui ouvre cette chapelle méridionale (baie 10), a été remplacée par une grisaille dès le XIIIème siècle: c’est un manque important pour achever d’interpréter le message de cette chapelle. Hypothèse toute gratuite: nous proposerions d’y voir saint Denis qui s’intègrerait bien dans ce cycle. Denis occupe une place importante dans l’iconographie chartraine: il est représenté à trois reprises dans les verrières hautes, et une des chapelles rayonnantes de la crypte lui est dédiée. Il serait peu vraisemblable que l’on ait omis de lui consacrer une verrière. Elle s’harmoniserait ici avec le message d’ecclésiologie politique de cette partie de la cathédrale.
Les vitraux du chœur offrent donc l’espace d’une tribune politique exceptionnelle: on n’y représente pas par hasard face à face, comme deux piliers encadrant les apôtres, dans la chapelle d’axe, les vies des empereurs Constantin et Charlemagne, en qui la chrétienté avait trouvé son assise temporelle. Ce n’est pas par hasard non plus que, non loin d’eux, dans une autre chapelle du chœur, les vies de Clovis et l’histoire tragique de Thomas Becket trouvent une place parmi les fondateurs de ce paysage politique de la chrétienté. Pour expliquer cet aspect du programme, on peut rappeler qu’un des enjeux de ce temps est cette relation de rivalité avec l’empire d’Orient, actualisée dans le fait de guerre de la quatrième croisade à Constantinople. L’ambition séculaire des monarchies occidentales a toujours été claire, et ne fait alors que se renforcer: récupérer l’héritage mythique de l’empereur fondateur, Constantin.
Autre idée essentielle, le fait que ces vies de rois se lisent à travers celles de saints évêques. Sur le plan local, rappelons que l’évêque de Chartres est cousin du roi, que la monarchie capétienne sous Louis VII et Philippe Auguste ne cesse de se renforcer, et que, face au roi d’Angleterre Henri Plantagenêt, la maison de Champagne se rapproche du roi de France. Ces solidarités sont renforcées par des stratégies matrimoniales. En effet depuis le mariage en 1160 de Louis VII avec Adèle de Champagne, d’où naquit Philippe Auguste, les alliances que nouent les frères et sœurs d’Adèle rapprochent Chartres du royaume: les comtes Henri et Thibaud de Blois épousent respectivement Marie et Alix, filles du premier mariage de Louis VII; Guillaume, d’abord évêque de Chartres, devient archevêque de Reims, où il sert les intérêts de la monarchie; enfin Agnès épouse le comte de Bar, Renaud II, dont elle a pour fils le futur évêque de Chartres, Renaud de Mouçon. L’échiquier du pouvoir se joue à Chartres entre les pièces maîtresses, proches mais souvent rivales, que sont Philippe Auguste, l’évêque Renaud, les comtes de Chartres, sans compter le pape Innocent III, dont tous ont besoin et qui a besoin de tous. Équilibre difficile, mouvant, équilibre néanmoins, dans lequel le contre-pouvoir des chanoines est déterminant. Ce n’est donc pas sans arrière pensée qu’ils dessinent dans le vitrail, à l’aide des exemples prestigieux que sont Constantin, Clovis, Charlemagne et Louis VII, l’image idéale d’une théocratie éclairée. Ils réaffirment la suprématie de l’Église: c’est elle qui fait les rois, les baptise, les sacre, les conseille, les critique, les soutient, leur pardonne. Les rois à leur tour doivent protéger l’Église, financer les constructions, offrir les reliques: les vitraux montrent que c’est à la condition de leur étroite articulation à l’Église que les rois trouvent leur place au milieu des saints.
L’histoire de saint Martin (baie 20) ouvre la deuxième chapelle méridionale, dont le programme n’est guère lisible puisqu’elle est amputée de ses deux autres verrières. On remarquera seulement qu’elle poursuit la thématique politique de la chapelle des confesseurs: saint Martin est un héros national, à qui saint Denis n’a pas vraiment ravi son rôle centenaire de patron des rois et de défenseur de la France. La fonction de protecteur de la monarchie, qu’il remplit auprès des princes mérovingiens, est loin d’être éteinte au temps des Capétiens au début du XIIIème siècle.
Du côté nord, la chapelle orientale est consacrée aux martyrs: c’est la face souffrante du mystère de la Rédemption vue à travers la Passion des martyrs, opposée à la face glorieuse représentée dans les chapelles sud, qui exaltent, à travers les rois, l’image triomphante du Christ. Comment pouvait-on recevoir ces très nombreux récits de martyrs à cette époque? L’événement contemporain qui redonnait du sens à cette forme de Passion était le combat des croisades, en Terre sainte et contre les Albigeois, proposé comme une manière de donner sa vie en témoin du Christ.
Saint Etienne occupe le centre de la chapelle (baie 13) en sa vertu de premier martyr. A sa droite se trouvent des martyrs célébrés dans la région chartraine: saint Chéron (baie 15), Saint Savinien et saint Potentien, considérés comme les évangélisateurs du diocèse. A sa gauche, trois saints d’origine orientale, liés par le caractère héroïque de leur résistance aux tortures et souvent associés à saint Etienne: saint Pantaléon (baie 11), saint Théodore et saint Vincent (baie 9). Pantaléon est un médecin, Théodore un militaire, Vincent un diacre, trois figures tutélaires donc, qui protègent contre la maladie, la guerre, le mal intérieur. De nombreux points communs lient saint Pantaléon à saint Vincent: tous deux subissent dans la légende le supplice de la croix de saint André, sont visités dans leur prison par un ange; leur corps est veillé par des animaux, puis jeté à la mer, une meule autour du cou. Le souvenir de saint Pantaléon est aussi lié à celui de Charlemagne: on rappelle au Moyen Age en effet que c’est l’empereur qui fit venir des morceaux de ses reliques d’Orient pour les répartir ensuite dans différents sanctuaires occidentaux.
De la seconde chapelle septentrionale ne sont conservées que deux verrières sur trois, ce qui rend problématique la perception de son programme iconographique, d’autant qu’on ne peut être assuré que la verrière de saint Thomas (baie 23) ait été prévue à l’emplacement qu’elle occupe aujourd’hui: des signes de remaniements au bas de la verrière permettent en effet de se poser la question. La vie de saint Julien l’Hospitalier (baie 21) est située dans la fenêtre axiale: les chartrains ont voulu magnifier cette image inédite du chevalier pénitent participant à l’œuvre de la Rédemption et lui donner une place importante puisqu’au centre d’une chapelle du chœur. A travers sa légende, on rappelle que la vie de pénitence et de charité est l’équivalent de la vie de martyr.
La création de cette verrière marque l’avènement d’une nouvelle catégorie de saints, celle qui porte le service charitable du Lavement des pieds (mise en scène dans le vitrail) à son équivalence typologique avec la Cène, selon une correspondance souvent commentée par les Pères de l’Église. Julien, investi des valeurs de la noblesse chevaleresque, est aussi le héros qui valorise les réseaux hospitaliers, en ces temps où les croisades sont d’actualité et où l’Église se donne une nouvelle vocation missionnaire et conquérante.
Thomas, apôtre et martyr, parcourt aussi le monde comme Julien: il s’aventure jusqu’aux Indes, et pose en modèle des preux chevaliers qui partent nombreux, en ce temps, vers l’Orient. Cette chapelle permet donc d’intégrer dans le programme iconographique à la fois le patronage proposé aux chevaliers et la mission universelle de l’Église, appelée à répandre dans le monde le message évangélique.
Les fenêtres hautes du chœur
La théologie mariale se continue par la savante construction qui unit les fenêtres hautes, faisant de Marie l’image mystique de l’Église, et des chevaliers contemporains les défenseurs du Royaume de Dieu. En effet si les fenêtres basses de la nef sont majoritairement offertes par des corporations au travail, les fenêtres hautes du chœur exposent les armoiries des aristocrates, la géographie des donations reflétant la tripartition de la société puisqu’elle articule ceux qui prient, ceux qui font la guerre et ceux qui travaillent. Le génie des chartrains est d’avoir intégré, dans la traditionnelle figure mariale de l’Église, celle de la noblesse chartraine. Ils lui donnent un rôle mystique par son association avec les piliers de l’Église que sont les saints et transfigurent le combat qu’ils mènent contre l’hérésie albigeoise, sous l’instigation du roi et du pape, en combat pour la Terre promise. Ces nobles sont proches de la famille royale en même temps qu’ils représentent, par leurs fiefs, le pays chartrain. Ainsi, par une série d’associations familières au Moyen Age, peut-on montrer en Chartres une image de la Jérusalem éternelle, que l’Église préfigure et que le roi et les nobles défendent.
Le programme iconographique d’ensemble
Au terme de cette revue, il convient de reposer la question du programme iconographique des verrières. Il paraît peu vraisemblable que les chanoines, d’après ce qu’on sait de leur culture, n’aient pas eu le désir d’ordonner leur création artistique à l’image de la Création divine, selon le principe des sens multiples de l’Écriture et du système analogique qui régit la pensée ambiante et dont ils sont pénétrés. La durée de la construction est courte, tout au plus une trentaine d’années, ce qui permet la cohérence de l’entreprise. Cela n’empêche pas ce projet, comme les styles, d’évoluer avec le temps qui passe, les événements, les personnes, les tensions de l’histoire… Il ne faut donc pas s’attendre à un programme monolithique, préconçu par un intellectuel de génie solitaire: tout a sans doute été l’objet de débats, voire de pressions ou de conflits.
Il n’empêche qu’on retrouve à Chartres l’objectif général de toute peinture médiévale: l’accompagnement visuel d’une attitude de louange, du culte des reliques, enfin des temps et des lectures liturgiques. Mais, plus que ce simple accompagnement, c’est un vaste traité de théologie qu’ont su dessiner les chanoines grâce au grand nombre de fenêtres permettant un discours élaboré.Dans la nef, ce discours est conduit par la théologie de la Rédemption avec au nord la Passion du Christ et ses préfigures, au sud la promesse de la Vie éternelle annoncée par la Vierge. Conçu en premier, ce programme est très marqué par des figures puisées dans les Écritures (la Vierge et le Christ, la Création, une Parabole, Noé, Joseph, Marie-Madeleine, saint Jean).
Le chœur quant à lui donne à voir une théologie de l’Église plus moderne, plus élitiste aussi dans sa destination. Elle est symbolisée par la figure qui donne son sens à la cathédrale, la Vierge. On y entre en effet, dans les parties droites du chœur, par la Porte qu’est la Vierge et sa victoire sur le Mal, et, en face d’elle, par la figure qui lui est correspondante: celle de l’évêque, gardien, avec elle, du sanctuaire. C’est la figure de l’Église, et non du Christ comme le voudrait la tradition, qui dessine l’axe du discours, puisqu’à la tête de la construction on dispose les Apôtres, épaulés par les empereurs fondateurs de la Chrétienté, Constantin et Charlemagne. Le corps des saints qui constituent l’Église a un visage triomphant, au sud, par l’alliance du temporel et du spirituel, un visage souffrant et militant au nord par ses martyrs, donnés en modèles aux chevaliers, martyrs des croisades.
Ainsi la pensée de l’ensemble, sous le signe d’une vaste célébration mariale, paraît guidée, pour la nef, partie des fidèles, par la théologie de la Rédemption, et pour le chœur, partie des clercs et des puissants, par le dessin de l’Église qu’ils ont ensemble mission de représenter. Une vraie cohérence se dégage, même si bien des significations nous échappent, faute de textes témoins, d’autant que certaines verrières ont été déplacées ou supprimées, ce qui handicape l’interprétation globale. Était-ce cette cohérence qu’avaient précisément recherchée les concepteurs? Le doute habite toute interprétation d’œuvre d’art quelle qu’elle soit…Par ailleurs les pratiques d’exégèses médiévales n’incitent pas à enfermer la lecture dans un sens unique: chaque récit et tous les récits ensemble, peuvent être l’objet de plusieurs niveaux de lectures, dont les symbolismes, parfois contradictoires, loin de s’exclure, se superposent et se complètent.